Lendemain.

Saul referma la petite porte de la boîte à pharmacie, suspendue au-dessus du lavabo. Le reflet du miroir lui renvoya sa gueule fatiguée, et sous la pommette, un bleu né du coup reçu la veille. La bosse avait doublé de volume au réveil et s’était teintée de mauve. Il tapota prudemment les chairs, sifflant parfois un grognement de douleur entre ses dents. Lorsqu’il eut terminé de concéder au responsable du coup porté la beauté de sa plaie, Saul alla s’affairer dans la chambre, attrapa sa ceinture et l’étui de son révolver, vérifia l’état de celui-ci, et après avoir fait rouler le réservoir et rangé l’arme, décarra dans la ville en direction de la mairie.

Ses journées consistaient généralement à aller distribuer affectations et ordres pour tous les sages petits soldats qui avaient décidé de rejoindre les rangs des explorateurs et autres éclaireurs, rôle charognard visant à améliorer la vie au camp et à veiller sur les dangers extérieurs. Depuis quelques semaines, Saul travaillait à l’élaboration d’une carte détaillée des activités de la région devant servir à mieux assurer les arrières du camp fortifié et empêcher une débandade telle que celle qui s’était déroulé quelques mois auparavant ; mais les évènements de la veille l’avaient forcé à faire une impasse provisoire sur son projet. Il avait plus urgent à traiter. A sa gauche, les terrains de tirs s’étendaient, vides. Les rues de la ville n’étaient pas aussi vibrantes qu’à l’accoutumé. En passant devant l’armurerie, il aperçut un petit attroupement calme, plusieurs hommes de la Milice, feuillet en main, recomptant les armes réquisitionnées la veille. Saul les dévisagea longuement, à la recherche d’une inquiétude, d’une crainte, qu’il ne tarda pas à ressentir en les dépassant. La Milice à cran ne présageait rien de bon, et il voulait éviter de nouvelles répercussions pour une population déjà assez énervée. Il accéléra le pas en soufflant, sa jambe morte trainant douloureusement dans son sillage.

« Par ici. » Saul ouvrit la porte à la volée, laissant son interlocuteur pénétrer dans la pièce qu’il avait réquisitionné pour l’occasion et la referma brutalement derrière eux. On ne risquait pas de les déranger et tant mieux. Il se retourna et Bruce Ashford lui faisait face, dans la pénombre légère du début d’après-midi. L’homme n’était pas très grand, mais l’air patibulaire qu’il se traînait ne laissait que très peu de doute quant à ses intentions dans les alentours. Nommé chef de la sécurité, proche de la Milice, il avait déjà prouvé son efficacité et sa diligence pour le restant du conseil, et faisait donc un allié de poids que Saul ne pouvait ignorer. Ce dernier ferma les yeux, s’arrangea d’une grimace blasée et souffla bruyamment en s’avançant vers le bureau. Loin de lui l’idée de commencer la journée par gueuler, mais Saul étant Saul, son niveau d’excitation ne tarderait pas à atteindre le seuil de non-retour, tel qu’Ashford devait le savoir pour l’avoir côtoyé depuis plusieurs mois déjà. Le militaire vint s’adosser contre le bois ciré, son arme faisant de petits bruits métalliques qui couvraient légèrement sa voix.

« Hier était un désastre. » Annonça subitement Saul d’un ton sec. Il ne devait sans doute rien lui apprendre. « J’aimerai qu’à l’avenir on puisse contenir ce genre de débordements plus aisément. Je te concède que l’annonce était sans doute maladroite de notre part, mais la Milice devrait pouvoir gérer les civils sans nécessairement avoir besoin de montrer griffes et armes. » La voix de Saul avait pris un ton las, un ton fatigué. L’annonce de Randy et l’exécution de Pratt avaient réussi à générer un vent de révolte sans précédent au sein du camp, et bien qu’il soit évident que Saul ne prenait pas Bruce comme personnellement responsable de la situation (lui-même ayant beaucoup à se reprocher dans la mal gérance des rixes), Saul souhaitait faire le point sur la situation avant de discuter outre mesure de la suite des évènements. « Sans compter qu’ils commencent tous à savoir se servir d’une arme et de leurs poings. » Soupira le lieutenant en pensant à sa pommette violacée. « Mais on a sans doute quelque chose à voir là-dedans. » Il sourit à Bruce, malgré tout, décroisant ses bras pour faire le tour du bureau.

Une bonne nuit de sommeil aurait pourtant dû le ressourcer, lui redonner le goût du succès malgré son mécontentement et sa frustration en sachant ce qui s'est produit la veille. Ivan a été un abruti, une enflure de première préférant se la jouer gros bras alors qu'au niveau intellectuel il était un peu à côté de la plaque, un mec pas vraiment utile si on ne prend pas en compte les gros bras. Mener à bien une succès ne demande pas une force inégalable, mais bien un sens analytique et une stabilité intellectuelle bien ancrée dans le crâne, chose dont il n'était pas pourvu. Au final la seule issue a été la mort et s'il devait refaire le même schéma il n'hésiterait pas une seule seconde, pour le bien des innocents présents à Lafayette. L'empathie n'a jamais été son truc, il considère ça comme un poids insoutenable le tirant vers le fond, vers les abysses et c'est bien la dernière chose dont il a besoin en ce moment. Si il souffre encore de ses doutes concernant son objectif final, il ne peut que se résoudre pour l'instant à un entretien avec Saul Vasarely. Cet homme respire la confiance, c'est un expert dans la mise en place des missions notamment grâce à son job avant que toute cette merde se s'abatte sur eux. Il est à l'heure actuelle une personne sur qui il sait qu'il peut compter, qui mérite un peu de sa confiance comme en témoigne l'entente amicale entre eux lorsqu'ils se mettent à programmer des expéditions. L'un étant sous-chef des missions et l'autre chef de la sécurité, les grands esprits se rencontrent et ne cessent généralement de faire des étincelles. Ils se complètement et apportent de nombreuses idées bénéfiques la plupart du temps. Malheureusement, ils venaient de manquer le coche en envoyant Ivan et Pete.

Apercevant de loin la démarche lente et lourde de Saul se dirigeant vers lui, Ashford respira un bon coup avant que ce dernier ne lui demande de le suivre au sein de la mairie et plus précisément dans le bureau qu'il avait prit soin de réquisitionner pour planifier les choses. Bonne initiative. Se terrant dans un silence de perplexité, Bruce se stoppa devant la porte une fois que celle-ci se retrouva fermée derrière eux, les plongeant dans une intimité assez pesant suite au dernier évènement. La contrariété dont Saul fit preuve n'était pas une surprise, il s'attendait à une réaction de ce genre.

« Comment veux-tu que la milice gère une personne ne possédant aucune maitrise de soi ? Il y a des incapables dans les rangs et le mieux que nous puissions faire pour éviter un autre débordement est de prendre des mesures drastiques d'une façon ou d'une autre. »

Tout aussi contrarié, il ne manqua pas d'ajouter un désaccord assumé et explicite concernant certaines choses que la milice et le conseil ont mis en place. Prenant un petit instant pour aller s'installer sur le siège non loin du bureau, il prit ses aises en s'affalant bien au fond avant de reprendre la parole tout en joignant ses mains devant son torse.

« Le problème est que nous avons besoin de personnes sachant utiliser une arme pour défendre le camp. Comment voudrais-tu posséder ? »

Il ne voyait pour le moment aucune autre alternative que de devoir se fier à leur instinct surtout que pour le coup il est en grande partie responsable de la formation aux armes à feu de certains survivants. Ce sont les ordres, il ne fait que les suivre même si il a son mot à dire malgré tout. Relevant bien le regard vers Saul, il insista quant à l'intensité qu'il y mettait.

« Qu'est-ce qu'on t'as dit concernant l'expédition ? »

N'étant pas vraiment certain de la version qu'à raconté Pete, Bruce préféra en avoir le cœur net en lui posant la question. Il était sur les lieux et par conséquent le mieux placé pour lui raconter la vérité.

Spoiler:

La réaction d’Ashford ne l’étonna pas. La Milice avait également beaucoup souffert de l’annonce maladroite du Conseil, et que l’homme décida de défendre son bout de viande le lendemain des plus grosses altercations que le camp ait connu n’était pas sans justification. Sa volonté de bien faire, Saul ne la remettait pas en cause, même si le chemin parfois emprunté devrait faire grincer les dents des puristes de quelques humanitaires, morts comme ils étaient, enterrés dans leurs générosités. Leur survie, il ne le devrait pas à quelques caresses dans le dos et des mots d’encouragement. Le Conseil et la Milice avaient gardé en vie le peu d’habitants subsistant de la région depuis plus d’un an. Lafayette ne fleurissait peut-être pas autant que dans ses vertes années, mais la vie y était plutôt confortable, le niveau de sécurité élevé et les règles mises en place acceptées par la majorité. Les consciences apaisées avaient un prix. Et Ashford et Vasarely étaient de ceux qui connaissaient l’addition.

Au commentaire sur les éléments perturbateurs, Saul hocha la tête avec discernement. Certes, contrôler tout à chacun relevait parfois du défi dans un camp comme celui-ci, et certains habitants avaient constitué un défi ces derniers-jours. Rien qu’ils n’avaient craint en prenant la décision de liquider Pratt. « C’était attendu, on ne va pas se mentir. Pratt avait des amis. Beaucoup d’amis. Et quant aux incapables, je suppose que nous avons les mêmes noms en tête. On les surveille, sois en assuré. » Ses doigts parcoururent les veinures du bois de la table. Autant de petites fentes, autant d’échardes qu’ils pouvaient sentir s’incruster sous ses ongles. « Quant à prendre des mesures drastiques, je pense que le Conseil a assez fait en la matière ces derniers mois. » Railla t-il, les yeux baissés vers le bureau.

Le problème de la tenue d’une population de plus en plus formée à l’affrontement revint sur la table et Saul balança sa main d’un geste las et d’un grognement réprobateur. Ashford avait sans doute raison sur ce point. Les entrainements au tir et autres ateliers destinés à former la population à toutes les possibilités commençaient à se retourner contre eux ; mais il fallait bien que leurs petits soldats servent à quelque chose. Garder les portes, nettoyer les alentours, retenir qui devait l’être en cas d’invasion du campement ; autant de tâches que cinq militaires et une poignée d’anciens de la sécurité ne pouvaient pas accomplir seuls. Pas dans ce monde-ci. Pas dans ce camp-là. Saul croisa ses bras sur son torse, soupirant une fois de plus. « On pourrait limiter les entrainements pour certains cas qui nous semblent à risque. Durcir le prêt d’armes. Réguler les sorties à l’extérieur des éléments perturbateurs. Organiser des fouilles de temps à autre pour empêcher la fraude. » Il leva les yeux sur Bruce. « En attendant je compte sur toi pour me filer des noms de temps à autre. Les problèmes pourront peut-être se régler plus facilement avec des discussions en amont. » La majorité de ces décisions n’étaient pas de son ressort, et Saul le savait. Randy serait sans doute intéressé à avoir son mot là-dessus. Mais s’il pouvait prendre simplement les devants pour certains éléments perturbateurs et régler le problème sans avoir besoin de s’en remettre à Lee pour chaque petit heurt de parcours… Le temps du conseil serait précieusement sauvé.

A la mention de Pete et de ce qu’il avait pu glisser sur leur récente expédition, Saul éclata d’un rire narquois. « Pete ? Il m’a dit beaucoup de choses mais rien de très intéressant, comme d’habitude. Comme quoi tu préférais sans doute voir ça avec moi, ce qui ne m’annonce rien de très folichon. » Saul se décala finalement du bureau et, en faisant le tour alla s’installer au large fauteuil de cuir. D’un tiroir grinçant dans ses gongs, il tira une carte de la région et l’étendit d’un mouvement souple en face de lui. « Pas que je n’aime pas ta compagnie Ashford, loin de là mais le moins tu me pourriras le moral avec tes mauvaises nouvelles, le mieux je me porterai. Parce qu’on peut dire que dans la catégorie oiseau de malheur, t’as définitivement la médaille du corbeau le plus poisseux. » Saul fronça le nez en lui indiquant la carte. « Je t’écoute. »

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