dead man walking.
T’es sur la route, les yeux mi-clos, bercée par le ronronnement de la Jeep blanche de ton père. T’as dû t’endormir quelques minutes, ou peut-être une heure. T’es posée sur le siège passager, où tes cheveux roux tombent en cascade. Tu risques un coup d’œil vers la banquette arrière, où tu rencontres les iris boudeurs de ton frère, Seth. Vous n’avez que deux ans de différence et quitté le jardin d’enfants depuis un moment, pourtant vous vous battez toujours pour vous asseoir à l’avant. C’est comme un rituel, l’une de ces choses qui ne changeront jamais, qui te rappellent l’ordre des choses, te rassurent. Tu ne peux t’empêcher de le narguer, ça aussi, ça fait partie de votre quotidien, vous taquiner sur tous les sujets, quel que soit le temps qu’il fait. Bientôt, la route goudronnée et fréquentée laisse place à un chemin sinueux et chaotique, perdu dans la forêt. Vous débouchez sur un chalet en bois, l’une de ces bâtisses qui grincent et qui semblent avoir été construites il y a une éternité. T’as l’impression de remonter le temps, ou de revoir un mauvais épisode de la maison dans la petite prairie. Tu t’attends presque à ce qu’un Charles Ingalls sorte de son petit logis pour vous accueillir. Sauf qu’il n’y a personne, l’accueil laisse à désirer. Autrement dit, vous allez vous emmerder tous les trois pendant un bon moment. Un soupir t’échappe quand ton père coupe le contact et sort de la voiture. Seul le bruissement des feuilles te répond. Ta jolie ville bruyante te manque déjà. Tu t’extirpes de la Jeep à ton tour. Tes talons hauts s’enfoncent dans le sol boueux et tu galères à faire ton chemin jusqu’au coffre pour récupérer ta valise. «
Rrha, c’est quoi ce sol de merde ? » tu commences à râler. Les super vacances que ton père vous a promises semblent s’envoler. Il avait bien parlé d’un petit bout de monde loin de tout, mais tu ne t’attendais pas à ça. «
Ça s’appelle la campagne, Clov. » Seth te répond d’un ton faussement las pour te taquiner, mais il a l’air tout aussi peiné que toi en voyant l’allure de votre palace cinq étoiles qui a l’évidence, n’avait pas de connexion wifi. «
Tu sais l’épeler au moins, campagne ? Je t’aide si tu veux, C.A.M.. » Ton air supérieur est bien vite remplacé par des cris de protestation. Seth a été caler ta tête sous son bras, t’emprisonnant le cou sous son aisselle a l’odeur douteuse. Votre père, habitué à vos chamailleries incessantes est déjà parti monter vos valises.
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C’est clairement pas les vacances du siècle, tu pensais que si vous partiez en période scolaire, vous iriez quelque part où c’est tellement bondé en période estivale que c’est inaccessible, mais non. Vous avez atterri dans un trou perdu non loin de Gulfport et n’avez même pas traversé un autre état. Grâce au statut social de ton père, médecin réputé de la ville d’Hattiesburg et accessoirement ami du maire, vous avez pu négocier des cours à distance pour pouvoir faire coïncider les emplois du temps. Malgré l’ennui qui pointe le bout de son nez, cette première semaine loin de tout vous a bien rapprochés. Ton père habituellement aux abonnés absents vous a dévoilé des histoires familiales croustillantes et s’est occupé de vous. Ça change des bises échangées rapidement, de temps en temps, en fin de soirée et des cadeaux d’excuses déposés sur la table du séjour, dès qu’il manquait une date importante. T’as appris à le connaître, finalement, et t’as presque envie que ces vacances durent plus longtemps que prévu. Vous vous êtes arrêtés à la station-service la plus proche pour faire le plein de provisions. Ton frère est en train d’appeler votre mère pour prendre des nouvelles tandis que tu tapotes sur l’écran tactile de ton téléphone portable. Le réseau et la wifi t’avaient manqués. T’entends la voix de ta mère qui récite le message de sa boîte vocale. Ton frère soupire tandis que tu hausses les épaules, vous retenterez plus tard, ce n’est rien. Quand soudain tu tombes sur un flash info à plusieurs reprises, en haut de tes recherches Google. T’appuies, intriguée. «
Oh merde, Seth, faut que tu vois ça. » tu fais défiler les lignes de texte, ne retenant que les caractères inquiétants marqués en gras. Ta respiration se coupe lorsque tu vois d’où viennent les attaques de personnes atteintes d’une étrange maladie ; Alberta, Alabama. «
C’est tout près d’chez nous. » T’ajoute face au mutisme de ton grand frère. Tu penses tout de suite à ta petite sœur et à ta mère qui sont restées à la maison, à Hattiesburg. Inquiète, tu continues tes recherches et tombe sur une vidéo choc qui montre la violence des événements récents. T’es forcée de détourner le regard, apeurée. Seth fini par éclater de rire, ce genre de rire nerveux qui met mal à l’aise puis qui s’étend, de plus en plus fort. Tu le regarde abasourdie, prête à lui balancer en pleine face le paquet de sneakers que tu viens d’acheter. «
T’y crois vraiment à ces trucs ? Ça doit être la promo d’un nouveau film. » Qu’il lâche avant que tu n’achèves ton geste. «
Tu te rappelles de Carrie ? » argumente-t-il. Tu ne sais pas s’il le pense vraiment ou s’il dit ça pour se persuader qu’une telle horreur est impossible. Tu te remémore les vidéos promotionnelles, filmées comme des vidéos cachées dans un restaurant. T'hésites un moment en te disant qu'ils auraient surement supprimé la vidéo si c'était pas un fake mais rien n'y fait, c’est décidément pas le même schéma. «
Non mais cette fois, c’est pas des effets spéciaux, regarde. C’est du vrai sang là, non ? » Tu pointes du bout du doigt l’image qui apparaît sur l’écran tactile de ton portable, affolée. Tu paniques facilement et ta respiration indique que t’es en plein dedans. Alerté par vos exclamations, votre père ayant terminé de payer l’essence et ses courses penche la tête par-dessus vos épaules. Il ne lui en faut pas plus pour capter la gravité de la situation. «
On rentre, tout de suite. » Tu lis de l’inquiétude dans ses traits et tu sais qu’il sous-entend de rentrer à Hattiesburg pour retrouver le reste de la famille. Distraite, tu regardes la date de publication de la vidéo : une semaine. T'espères qu'il n'est pas trop tard.
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Vous repartez du chalet, la boule au ventre après avoir fait vos valises en quatrième vitesse. T’as même pas bataillé pour remporter la place côté passager. Tu te retrouves seule à l’arrière avec tes angoisses, dans un silence préoccupant. Il y a beaucoup de monde sur les routes, ce qui signe l’arrêt de mort de tes ongles longs que tu te plais à ronger. Après une bonne heure de route, vous entendez des sirènes et êtes bientôt bloqués dans un embouteillage à une dizaine de kilomètres d’Hattiesburg. «
Qu’est-ce qui se passe ? Pourquoi on avance plus ? » Ta voix paraît sortir d’un mégaphone, la faute à votre abstinence de paroles pendant le trajet. Seth hausse les épaules, impuissant. Tu n’arrives pas à deviner ce qu’il a en tête. T’es pas sûre qu’il réalise la situation. «
Restez là. » Ton père ouvre la portière côté conducteur et la referme aussitôt qu’il est sorti. Tu te renfonce dans le siège arrière et après une énième tentative de trouver un morceau d’ongle à ronger, tu croises les bras contre ta poitrine. Le mutisme de ton frère t’inquiète. «
Alors, on flippe ? » tu demandes, moqueuse, pour obtenir une réaction de sa part et te rassurer par la même occasion. Ca ne manque pas, il part au quart de tour et te fusilles du regard. Tu te contentes d’un sourire satisfait, ton frère ne s’est pas totalement perdu. «
T’en as pas marre d’être chiante, putain. » qu’il te balance, agacé. Tu te prépares à répliquer quand ton père fait son grand retour. «
On peut pas aller plus loin, le secteur est bouclé. » annonce-t-il sans même s’asseoir. Tu secoues la tête, ce n’est pas la réponse que tu voulais entendre. La colère monte rapidement et comme d’habitude, tu lâches tes états d’âmes. T’es pas du genre à garder tes sentiments pour toi, c’est un trop lourd fardeau. «
C’est une blague, enfoirés de.. » tu commences à t’énerver, les mots fusent sans que tu n’essaies de les retenir. «
Clover. » Un avertissement bref, calme, mais tu sais qu’il n’y en aura pas deux. Ton père a une autorité naturelle, un charisme qui fait de lui un bon leader de famille, un bon médecin, aussi. «
Les militaires m’ont donné une carte, il y a un lieu de rassemblement pas très loin, en Louisiane. » explique-t-il en dépliant la carte où figure une ville entourée en rouge : Lafayette. C’est pas non plus la porte d’à côté. T’aurais bien aimé retourner chez toi pour que vous vous barricadiez tous les cinq dans le confort de votre maison. Il y a quelques heures t’as profité des derniers signes de réseau pour regarder un tuto, on trouve tout sur YouTube. «
Qu’est-ce qu’on attend ? » tu t’exclames gonflée à bloc. «
Et Maman, t’y as pensé ? Et Lisa ? » Ton frère semble consterné à l’idée que tu les ai oubliées. T’arrive pas à croire qu’il y ait pensé ne serait-ce qu’une seconde. Outrée, tu lui lance un regard noir, avant de répliquer sèchement. «
Elles ont sûrement eu la même info et son parties ! » Si un endroit est bouclé, les occupants sont forcément prévenus et évacués. Un duel silencieux commence durant lequel tu refuses de baisser les yeux. «
Egoïste. » «
Crétin. » vous murmurez haineusement ces mots à l’unisson. Vous êtes rapidement interrompus par votre père qui lâche un long soupir. «
On va continuer à pied. » il parle d’une voix forte et poursuit immédiatement ses directives, vous empêchant de râler. De toute manière, il n’y a pas d’autre solution, la voiture est bloquée dans le bouchon qui s’est peu à peu formé et certains sont déjà partis en abandonnant leurs voitures. «
Tous les deux vous allez par-là. » déclare-t-il en dessinant un trajet sur la carte qu’il nous tend. «
On se sépare ? » Demande subitement Seth en saisissant le plan, abasourdi. Il t’ôte les mots de la bouche. L’incompréhension déforme tes traits alors que tu jettes un regard accusateur à ton père. «
Je retourne à la maison, je vais trouver un moyen de passer. On se retrouve à Oak Grove, dans la maison de votre grand-père, si d’ici une semaine je ne suis pas revenu, vous allez directement à Lafayette. Je compte sur vous. » Toutes contestations rejetées, vous préparez tous un sac de survie et partez chacun de votre côté. Tu enlaces ton père avec chaleur avant de partir et observe son visage le plus longtemps possible lorsque c'est le tour de Seth. Tu espères que ce n"est pas la dernière fois que tu le verras.
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Vous marchez depuis des heures. Tu ne pensais pas avoir autant de ressources physiques et morales, pour pouvoir tenir aussi longtemps en silence. Les caprices sont comme une seconde nature pour toi et le sport c’est pas franchement ton truc. Si t’as fait partie des cheerleaders de ton lycée c’était surtout pour l’image. Ce n’est pas toi qui voltigeait, toi tu dansais, t’aguichais et t’étais populaire. Tu ne te plaignais pas de la situation, bien au contraire, t’as toujours aimé te mettre en avant, prendre les gens de haut, mettre une barrière entre les autres et toi pour pouvoir contrôler à qui tu décidais de te dévoiler. Peut-être que torturer ton esprit avec des questions pour lesquelles tu n’as pas de réponses t’aide à ignorer la faim et la fatigue. Seth a pris la tête de votre petit groupe et continue d’avancer, les épaules voutées, lâchant un soupir toutes les cinq minutes. La température s’est refroidie et la nuit commence à tomber lorsque ton frère prend soudainement la parole. «
Ça suffit, on s’arrête pour manger. » Il pose lourdement son sac sur le sol terreux. Tu cherches son regard, paniquée. «
Ici ? » Tu jettes un coup d’œil aux alentours, vous êtes au beau milieu de nulpart et tout ce qui se trouve dans le secteur semble hostile. C’est ce genre d’endroit qui change complètement d’atmosphère lorsque la nuit tombe et qui ne manque pas de te rappeler la forêt interdite d’Harry Potter, avec ses troncs fins et nus. Désemparée, tu t’arrêtes aux côtés de ton frère mais n’esquisse aucun mouvement pour retirer ton sac de tes épaules. «
Qu’est-ce que tu croyais, qu’y’avait un hôtel tous les trois kilomètres de forêt ? » Si t’es habituée à ce qu’il te charrie à longueur de journée, cette fois tu le prends mal et ne réplique même pas après lui avoir jeté un regard mauvais. La situation dans laquelle vous vous trouvez te rend à fleur de peau. T’aimes pas cette sensation, cette impression de subir les choses qui t’arrivent sans pouvoir fournir moralement le moindre effort. Après un instant tu te reprends et te décide enfin à poser ton sac à côté du sien. Tu fais coulisser la fermeture éclair pour en sortir une poignée de barres de céréales que tu étales sur le sol. «
Qu’est-ce qu’on a en stock ? » tu demandes, l’eau à la bouche. Il va sans doute falloir que vous fassiez un inventaire de ce que vous possédez. Seth fait de même puis hausse un sourcil face à la faible quantité de nourriture entassée devant vous. La grande majorité provenait de son sac. Sans prévenir, il te pique le tien et se met à fouiller avec empressement à l’intérieur, comme si t’avais été planquer de la bouffe pour ne la garder que pour toi. Aussi fou que cela puisse paraître, tu ne l’avais pas fait. «
Hé ! » tu t’exclames, mi contrariée, mi vexée. Il se met à sortir son contenu, balançant tes objets un à un. «
Tu pouvais pas prendre des trucs plus inutiles ? J’y crois pas, y’a rien à bouffer Clov ! » Il gueule si fort que t’as pendant un instant peur, qu’alerté par les cris, un animal sauvage vous saute dessus ou pire, des rôdeurs, même si pour l’instant cette partie des Etats-Unis ne semble pas avoir été touchée par l’épidémie. Tu ne savais pas ton frère aussi colérique, les événements récents devaient eux aussi affecter son humeur, ou libérer plus intensément son caractère. «
Rends-moi ça ! » Tu lui ordonnes sur le même ton en ramassant les objets à mesure qu’il les balance de tous côtés. Tu les serre contre toi, tu t’y raccroches comme à une bouée, ce sont des objets qui te ressemblent, qui te définissent. Les savoir dans les parages, c’est une façon de te rassurer, de te dire que tu vas continuer à les utiliser comme si rien ne s’était passé, comme si t’avais pas été séparée de tes parents et de ta petite sœur, comme si t’allais retourner en cours à la fin de vos vacances. «
Des escarpins, un rouge à lèvres, du matériel de couture ? Sérieusement ? » L’incompréhension qui étire ses traits t’agace. C’est comme s’il se demandait si t’étais complètement conne et égocentrique ou si tu le faisais exprès. Le rouge te monte aux joues. La honte, un sentiment que tu as rarement éprouvé jusqu’ici. T’as toujours pensé qu’à toi, c’est naturel, t’es comme ça, t’as besoin de faire passer ton bonheur avant celui des autres. Tu voyais ça comme de l’intelligence, quelque part, à trop vouloir donner aux autres, tu te fais avoir. Les gens veulent toujours plus quoi qu’il arrive alors à quoi bon faire passer leurs envies avant les tiennes si au bout du compte ils finiront par être insatisfaits ? Peut-être que finalement, aujourd’hui, ta vision des choses a changé. Peut-être que c’est de l’égoïsme pur et un vrai défaut. «
C’est personnel ! » Tu lâches, blessée. Tu tires ton sac de ses mains d’un coup sec et retourne auprès de votre pile de nourriture. Les jours qui vont suivre promettent d’être pénibles.
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Lorsque vous êtes arrivés à Oak Grove, vous avez retrouvé la maison de votre grand-père vide. Il avait certainement été évacué. La ville était déserte et déprimante, tout comme le chemin que vous veniez de parcourir. Vous êtes passés devant des boutiques vandalisées et en avez profité pour manger à votre faim. Seth a tenu à ce vous restiez deux semaines, étant donné que vous n’aviez eu aucune nouvelle de Papa au bout d’une, comme prévu. Vous avez été confronté à l’épreuve des albums photos. C’est à ce moment-là que tu as réalisé à quel point ils te manquaient tous, à quel point tu avais peur de les perdre, de ne plus jamais les revoir. Les souvenirs sont sortis du papier. T’en as profité pour glisser une photographie dans ton sac. Ne voyant toujours pas votre père revenir, vous avez repris votre route vers Lafayette le cœur lourd. Les jours se mélangent, le temps s’écoule à intervalles différents selon ton moral. Tu as perdu toute notion d’heures, de minutes, de secondes. T’es dans le flou, mais tu continues d’avancer, c’est ta vie et celle de ton frère qui sont en jeu, alors t’essaie de moins râler, de voir les choses plus positivement pour rendre le trajet agréable. L’atmosphère est bien moins tendue qu’au départ, vous évitez juste les sujets tabous, vous vous contentez de vous rappeler des moments de joie et essayez de vous protéger l’un et l’autre. Vous avez décidé de vous soutenir plutôt que de vous déchirer. T’as retrouvé ton Seth dans une version plus protectrice et combative. Ça te fait du bien de le voir dans cet état. T’as pourtant l’impression qu’il a vieilli de quelques années. Tu te demandes si c’est aussi ton cas. Ce soir vous vous êtes abrités dans un magasin de fringues pour enfants, dans une petite ville non loin de Bâton Rouge. D’après la carte, que ton frère a marquée au crayon de bois, vous avez fait la plus grande partie du chemin. Calés derrière la caisse vous êtes blottis l’un contre l’autre. Tu démarre votre petit rituel; vous chantez tour à tour une chanson et l’autre doit deviner le titre, jusqu’à ce qu’il y ait un perdant qui prendra le premier tour de garde de la soirée. C'est un moment qui vous détend, qui vous sort du contexte morbide qui vous entoure. Tu as gagné cette fois-là et tu t’es endormie quelques minutes plus tard. «
Clover, réveilles-toi ! » Il te chuchote ces mots plusieurs fois, la voix emplie de panique. Tu te réveilles en sursaut, secouée dans tous les sens. «
Putain, qu’est-ce.. » tu lâches à voix haute, bientôt interrompue par sa main qui recouvre ta bouche. Interdite, tu le regarde te faire signe de regarder vers l’entrée de la boutique. C’est la première fois que tes yeux rencontrent ceux, vides, d’un rôdeur. Ils sont quatre, le visage collé contre le grillage que vous avez eu la bonne idée de descendre avant de vous planquer derrière la caisse. Ton cœur rate un battement. Comment as-tu fait pour ne pas faire attention aux gémissements inquiétants qu’ils produisent ? T’es au bord de la crise de panique, tes bras se mettent à trembler alors que tu interroges ton frère du regard : Comment est-ce que vous allez sortir de là ? T’as pas le temps de réagir que Seth t’explique déjà son plan. Vous finissez par vous mettre en place, bien que tu lui ai exprimé tes doutes sur la probabilité que ça fonctionne. Il s’est placé en silence au niveau de l’interrupteur, à côté du grillage tandis que tu t’es planquée de l’autre côté de l’entrée accroupie derrière un portant de manteaux longs. Tu avales difficilement ta salive lorsque ton frère hoche la tête pour signaler le début du plan. Sans attendre, il appuie sur le bouton et le grillage se lève. Mal caché par le muret qui le sépare de l’entrée, Seth est rapidement repéré par les zombies. Changement de programme, il attire les infectés vers le fond du magasin en faisant de grands gestes avec ses bras. Le sang bat à vive allure dans tes tempes, ça ne faisait pas parti du plan, c'est encore pire que ce que tu craignais. «
Cours ! » il hurle et l’ordre te percute de plein fouet. Tu ne sais pas quoi faire. Tu es tiraillée entre l'envie de sauver ta peau et celle qui te dit que tu ne peux pas le laisser tomber. Est-ce qu'il va vraiment s'en sortir si tu le laisse seul ? Est-ce que t'es capable de l'aider ? Ton frère s'exclame à nouveau, te suppliant presque de sortir. C'est ce que tu finis par faire, le cœur broyé à l'idée que tu l'aies abandonné à une mort certaine. T'es partie en courant, t’es douée pour ça, la fuite. T'as remarqué que d'autres zombies traînaient dans le coin, alors tu t'es réfugiée dans les toilettes de l'épicerie où vous aviez prévu de vous réapprovisionner avant de quitter la ville.
❋
Tu t'es assise en boule sur le sol crasseux, le dos contre le mur, la tête sur les genoux, et tu as laissé tes émotions t'emporter. Tu te retrouves toute seule et ne te donnes pas bien longtemps à vivre étant donné que tu as oublié ton sac sur place. T’aurais dû rebondir, comme ces héroïnes badass dans les films, mais t’es pas une courageuse. Après un moment à t’être apitoyée sur ton sort, t’entends des bruits de pas qui se rapprochent de ta cachette. Ta rien d’autre qu’un balais à chiottes pour te défendre, autrement dit, t’es cuite. La porte s’ouvre à la volée et tu te plaque contre le mur en lâchant un cri. Puis t’entends sa voix, tu reconnais son visage et des larmes d’épuisement coulent sur ton visage. «
Seth ! » tu cries ta joie pour oublier le moment que tu viens de passer et te répète inlassablement dans ta tête que tu ne laisseras plus jamais cette situation arriver. Plus ou moins remise de tes émotions tu décides de lui demander des explications. Tu dois t’assurer qu’il ne te refera pas un coup pareil. «
Qu’est-ce qui t’as pris ! T’es complètement inconsc.. mondieu, Seth ! » Tes réflexes sont trop lents pour le retenir, ton frère s’écroule avec vos sacs qu’il a ramené, contre un présentoir de papeterie, le seul qui n’ait pas été dévalisé. Quelques boîtes de stylos quatre couleurs tombent sur le sol et la structure se serait écroulée si elle n’était pas posée contre un mur. En sueur, il enlève son blouson troué pour dévoiler une plaie béante au niveau de ses côtes les plus basses. Tu fais rapidement le rapprochement avec l’altercation et tu t’en veux de lui avoir crié dessus. «
T’as été mordu ? » tu lui demande la voix tremblante, priant pour qu’il réponde par la négative. Si c’est le cas, il se changera en l’un de ces monstres et tu ne pourras rien y faire, vous n’avez aucune arme pour abréger ses souffrances et tu te vois mal le battre à mort avec le talon de tes escarpins. «
Non, c’est juste une écorchure. Du fil, une aiguille, t’as ? » Le soulagement vient avant la panique. Tu comprends rapidement ce qu’il veut que tu fasses. Tu le regarde impuissante, avec des excuses dans les yeux. «
Attends, j’suis pas Papa, j’sais pas faire ça. » tu secoues la tête en même temps que les paroles sortent de ta bouche. C’est un véritable cauchemar, tu sais que tu en es incapable mais, tu es la seule qui est en mesure de l’aider. «
Tu sais coudre. » Il pose sa main sur la tienne, comme pour t’insuffler du courage, mais ça ne fonctionne pas et les battements de ton cœur se font plus bruyants dans ta tête. «
Le tissu, pas la chair ! » Tu lèves la voix, en plein caprice. Tu te sens incomprise, on te met face au mur, on t’oblige à accomplir des choses impensables. Toi, toujours et encore toi. Tu finis par réaliser que ce défaut s’impose encore en travers de ta route, lorsque ton frère pousse un long soupir, la main plaquée contre sa plaie. Il faut que tu fasses quelque chose pour les autres, pour une fois dans ta vie. Agacée, mais légèrement plus confiante, tu décides d’agir. «
Ok, ça va être douloureux. » Tu lâches après avoir soufflé un bon coup. Tu pars chercher une bouteille d’alcool pour nettoyer la plaie. Ton frères s’évanouie sous la douleur et la fatigue accumulée. Quelque part, tu préfères ne pas avoir à entendre ses gémissements de douleur qui manqueraient de te faire reculer. Tu retiens ton envie de vomir et de tourner le regard pendant quelques minutes et une vingtaine plus tard, la blessure est refermée à l’aide d’un fil rose bonbon. T’espère qu’il ne souffrira pas trop à son réveil et que les points de suture tiendront. T’es loin d’avoir la technique, tu l’as recousu comme tu ferais les ourlets d’un pantalon. Une chose est sure, t'espère ne jamais avoir à refaire un truc pareil. Tu surveilles toutes le dix minutes qu’il respire toujours et remplie vos sacs de bouffe et d’objets qui peuvent vous être utiles. «
T’avais pas d’autres couleurs sérieux ? » Un grand sourire déforme tes lèvres et tu te précipites vers lui en l’entendant. Il se relève avec difficulté. «
Nan. » Biensûr que t’avais d’autres couleurs.
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Tu l’as vraiment perdu, cette fois. Vous vous étiez séparés pour vous réapprovisionner, vous étiez si près du but, mais il n’est jamais revenu au point de rassemblement que vous aviez déterminé ensembles. T’es certaine qu’il lui est arrivé quelque chose. Peut-être qu’on lui a tendu un piège, vous avez croisé la route de certains vivants mal intentionnés. Peut-être a-t-il dû semer des morts ? T’es restée trois semaines dans cette librairie délabrée, au rayon jeunesse à l’attendre, inquiète. Puis t’es partie. Ne jamais se séparer, t'aurais dû retenir la leçon, d'abord ta mère et ta petite sœur, ensuite ton père et enfin ton frère. Tu les as tous perdus. Tu ne sais pas ce qu'ils sont devenus. T’espère qu’au bout du compte ils sont tous arrivés à bon port, à Lafayette. Toi t’avance sans réel but, t’as plus de points de repères, la carte étant dans le sac de Seth. T’essaie de te souvenir des emplacements de villes que vous deviez traverser, mais t’es pas certaine d’être partie dans la bonne direction. Tu t’arrêtes souvent, tu sais jamais vraiment combien de temps durent tes pauses, ta montre s’est arrêtée, la trotteuse fait du surplace, comme pour te narguer. T’as pensé plusieurs fois à abandonner, mais t’es trop lâche. pour ça, t’es condamnée à supporter ce petit tête à tête avec toi-même. Trop flippée pour prendre les grandes routes, tu te fais un chemin dans une nature hostile, et tu dors en hauteur, dans les arbres, pour pouvoir dormir hors de portée d’éventuels morts vivants. Tu t’accroches avec une corde que tu as été voler dans un magasin de bricolage et tu serres ton escarpin contre toi, comme un talisman. Tu n’as rien mangé depuis quelques jours et ton corps le ressent, ta dernière barre de céréales remonte à loin. Tu l’avais gardée précieusement au cas où, c’est l’une de ces barres que vous aviez achetés tous les trois, à la station-service avec ton père et ton frère. C’est à partir de ce moment que tout a basculé. Soudain, quelqu’un entre dans ton champ de vision. Un homme de ton âge qui ne semble pas contaminé. C’est le genre de mec devant lequel tu te serais retournée, si l’épidémie n’était pas arrivée. Peut-être même que vous auriez eu plusieurs rendez-vous, vous auriez été au cinéma voir un film ensembles. Tu l’observes du haut de ton arbre, comme une voyeuse. Tu suis des yeux le moindre de ses gestes pour déterminer s’il fait partie des gentils ou des méchants. Puis vient le moment fatidique où tu le vois prélever de la nourriture dans son sac, il ne te faut pas une seconde de plus pour réagir. Tu sautes de ton arbre, aliénée par ta faim et l’adrénaline t’empêche d’éprouver la moindre douleur alors que tu retombes lourdement sur le sol. Tu fonce littéralement sur le jeune homme, ton escarpin pointé en direction de sa tête. Bam. Tu l’assommes par derrière. Il n’a rien vu venir et s’écroule par terre. Tu t’empresses alors de plonger la main dans son sac, où tu trouves de quoi te nourrir pendant deux bonnes semaines. Le jackpot. Le brun devait revenir d’un supermarché. Tu fourres le plus de provisions possible dans ton sac et dévore en quelques secondes un bounty qui traîne. Tu lui piques sa gourde aussi et boit plusieurs gorgées. Ce que tu n’avais pas prévu dans ton plan, c’est que le mystérieux jeune homme étendu à tes pieds n’était pas venu dans le coin seul. T’aperçois un ou deux visages, puis c’est le trou noir.
❋
Tu te réveilles dans un lieu inconnu, pleine de courbatures, allongée sur un sol de béton, dans la pénombre. Tu te demandes clairement ce que tu fous là et surtout où est-ce que tu as atterri. Un rai de lumière est divisé en plusieurs raies plus sombres, espacées les unes des autres de quelques centimètres. Tu comprends vite que tu es enfermée et que ces bandes plus sombres ne sont autres que des barreaux. Tu te relèves en vacillant un peu et t’accroche à ces derniers, pour pouvoir voir un peu plus loin que cette cage et peut-être trouver quelqu’un qui pourrait t’aider. «
A l’aaaide ! Y’a quelqu’un ? » tu cries sans relâche et ta voix commence à devenir plus rocailleuse. Pourtant, tu fais en sorte de garder le volume sonore au maximum. Tu peux pas rester coincée ici, vulnérable, à la merci de tu ne sais qui ou quoi. Y’a pas moyen que tu flanches. «
T’as bientôt fini de nous exploser les tympans ? » s’écrie soudain une voix masculine visiblement agacée. Tu dois avoir l’air d’une folle, d’une enfant sauvage, avec tes cheveux bouclés dans tous les sens et ton visage boudeur. T’es plus à ça près, si avant tu te souciais de tout ça, tout ce qui compte à présent c’est que tu sortes de ce trou. Tu remarques d’ailleurs qu’on t’as piqué ton sac. «
On est où ? Qu’est-ce que j’fais là-dedans ? Et mon sac, t’en as fait quoi ? » Tu gueules toujours de cette voix terriblement aigue et irritante, t’as dépassé la crise de nerfs depuis un bout de temps, déjà. L’inconnu pousse un grand soupir et t’es presque certaine qu’il va se tirer sans te répondre. «
S’il te plait. » tu murmures d’une voix désespérée, à deux pas de craquer. «
Lafayette. Tu nous as attaqués. Je sais pas. » Il te répond d’une voix calme, presque morne. Tu devines qu’il ne t’apprécie pas et tu comprends vite pourquoi lorsqu’il se rapproche des barreaux et que tu reconnais son visage tuméfié. C’est le type de la forêt, celui avec qui t’aurais bien été au cinéma, mais que t’as décidé d’assommer. «
Toi. » ton air étonné lui fait hausser un sourcil. Tu ne dis plus rien pendant un moment. Vous vous contemplez dans le blanc des yeux. Tu remarques qu’il te regarde un peu trop familièrement, ça t’intrigue. Tu observes un mélange de sentiments indéterminés qui se baladent sur ses traits, ça a l’air lourd à porter. Les sourcils froncés sous la concentration, tu cherches dans tes souvenirs, est-ce que vous vous connaissiez avant l’épidémie ? Pourtant son visage ne te dit absolument rien. Puis d’un coup, comme ça, ça te frappe, Lafayette, il t’a dit que vous étiez à Lafayette. Un soulagement immense balaye tes traits, tu as réussi, t’es rendue au point de rendez-vous, tu vas retrouver ta famille. Le changement radical d’expression doit être stupéfiant, pourtant il ne bronche pas, toujours dans ses pensées. «
Ça fait combien de jours ? » tu lui demande, même si techniquement, étant donné que tu avais perdu le compte, ça ne sert pas à grand-chose. «
Deux. » il te répond rapidement, mais tu sens qu’il n’est plus avec toi, qu’il est parti dans ses souvenirs. C’est étrange à observer. T’en profite pour poser des questions. «
Est-ce qu’un homme vous a rejoint il y a pas longtemps ? Vingt-trois ans, roux. » ta voix est pressante, avide d’une réponse positive. Seth, ton frère. T’espère vraiment qu’il a réussi malgré sa blessure qui semblait se rouvrir. «
Non, à part toi, personne. » il lâche après une profonde réflexion, tu l’as sorti de ses songes. C’est comme s’il t’avait giflé, c’est brutal. La tristesse reste figée sur tes traits pendant plusieurs jours. T’apprends qu’il s’appelle Isaak et que t’es pas prête de sortir de là tant qu’ils n’auront pas la certitude que tu n’es pas dangereuse. Ça prend du temps. Il est revenu plusieurs fois t’apporter de la nourriture potable, alors que ce n’était pas autorisé. Tu ne sais pas pourquoi il fait ça pour toi, vous vous disputez tout le temps sur tous les sujets, c’est pire qu’avec ton frère, mais t’es loin de refuser la main qu’il te tend. Tu ne t’es même pas excusée au sujet de la blessure que tu lui as causé, c’est dur pour toi de reconnaître tes tords. Il y a cette fille aussi, Murphy, qui vient gueuler un bon coup de temps en temps, insistant pour qu’on te fasse sortir de prison, ça ne marche jamais, mais t’es reconnaissante. T’es plus toute seule. Puis vient le jour où on décide de te relâcher à condition que tu te soumettes aux règles du camp et fasse quelque chose en retour de la protection qu’on t’offre. Il leur a fallu deux semaines pour parvenir à cette décision. T’étais énervée contre eux et tu l’es toujours par rapport à certaines de leurs lois, mais t’as décidé de rester sagement à l’abris pour attendre que ta famille se pointe, t’y crois toujours. Alors tu te plies aux règles.